Chapitre II
La plus haute intensité de la vie a pour corrélatif nécessaire sa plus large expansion.

Existence et vie, au point de vue physiologique, implique nutrition, conséquemment appropriation, transformation pour soi des forces de la nature : la vie est une sorte de gravitation sur soi. Mais l'être a toujours besoin d'accumuler un surplus de force, même pour avoir le nécessaire ; l'épargne est la loi même de la nature. Que deviendra ce surplus de force accumulé par tout être sain, cette surabondance que la nature réussit à produire ? — Il pourra se dépenser d'abord par la génération, qui est un simple cas de la nutrition. « La reproduction, dit Hoeckel[Note_4], est un excès de nutrition et d'accroissement par suite duquel une portion de l'individu est érigée en tout indépendant. » Dans la cellule élémentaire, la génération prend la forme d'une simple division. Plus tard, une sorte de distribution du travail se fait, et la reproduction devient une fonction spéciale accomplie par les cellules germinales : c'est la sporogonie. Plus tard enfin deux cellules, l'une ovulaire, l'autre spermatique, s'unissent et se fondent ensemble pour former un nouvel individu. Cette conjugaison de deux cellules n'a rien de mystérieux : le tissu musculaire et le tissu nerveux résultent pour une large part de ces fusions cellulaires. Néanmoins, avec la génération sexuée ou amphigonie commence, on peut le dire, une nouvelle phase morale pour le monde. L'organisme individuel cesse d'être isolé ; son centre de gravité se déplace par degrés, et il va se déplacer de plus en plus.

La sexualité a une importance capitale dans la vie morale : si par impossible la génération asexuée avait prévalu dans les espèces animales et finalement dans l'humanité, là société existerait à peine. On l'a remarqué depuis longtemps, les vieilles filles, les vieux garçons, les eunuques, sont d'habitude plus égoïstes : leur centre est toujours resté au plus profond d'eux-mêmes, sans osciller jamais. Les enfants aussi sont égoïstes : ils n'ont pas encore un surplus de vie à déverser au dehors. C'est vers l'époque de la puberté que leurs caractères se transforment : le jeune homme a tous les enthousiasmes, il est prêt à tous les sacrifices, parce qu'en effet il faut qu'il sacrifie quelque chose de lui, qu'il se diminue dans une certaine mesure : il vit trop pour ne vivre que pour lui-même. L'époque de la génération est aussi celle de la générosité. Le vieillard, au contraire, est souvent porté à redevenir égoïste. Les malades ont les mêmes tendances ; toutes les fois que la source de vie est diminuée, il se produit dans l'être entier un besoin d'épargner, de se garder pour soi : on hésite à laisser filtrer au dehors une goutte de la sève intérieure.

La génération a pour premier effet de produire un groupement des organismes, de créer la famille et par là la société ; mais ce n'est qu'un de ses effets les plus visibles et les plus grossiers. L'instinct sexuel, nous venons de le voir, est une forme supérieure, mais particulière, du besoin général de fécondité : or, ce besoin, symptôme d'un surplus de force, n'agit pas seulement sur les organes spéciaux de la génération, il agit sur l'organisme tout entier ; il exerce du haut en bas de l'être une sorte de pression dont nous allons énumérer les diverses formes.

1° Fécondité intellectuelle. — Ce n'est pas sans raison qu'on a comparé les œuvres du penseur à ses enfants. Une force intérieure contraint aussi l'artiste à se projeter au dehors, à nous donner ses entrailles, comme le pélican de Musset.

Ajoutons que cette fécondité est quelque peu en opposition avec la génération physique : l'organisme ne peut accomplir sans souffrance cette double dépense. Aussi, dans les espèces animales, la fécondité physique semble-t-elle décroître avec le développement du cerveau. Les très grands génies n'ont eu généralement que des enfants au-dessous de la moyenne, dont la race s'est vite éteinte. Sans doute, par leurs idées, ces génies vivent encore aujourd'hui dans le cerveau de la race humaine, mais leur sang n'a pu se mêler au sien.

La fécondité intellectuelle peut comporter, elle aussi, une sorte de débauche : on peut abuser de son cerveau. Le jeune homme s'use parfois pour toute sa vie par l'excès prématuré de travail intellectuel. La jeune fille américaine peut compromettre de la même manière sa maternité future ou le sort de la génération qui naîtra d'elle. C'est à la morale de restreindre ici comme ailleurs l'instinct de productivité. En règle générale, la dépense ne doit être qu'une excitation de la vie, et non un épuisement.

Quoi qu'il en soit, le besoin de la fécondité intellectuelle, plus encore que la fécondité sexuelle, modifie profondément les conditions de la vie dans l'humanité. La pensée, en effet, est impersonnelle et désintéressée.

2° Fécondité de l’émotion et de la sensibilité. — De même que l'intelligence, la sensibilité veut s'exercer. Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes ; nous avons plus de larmes qu'il n'en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n'en justifie notre propre bonheur. Il faut bien aller vers autrui, se multiplier soi-même par la communion des pensées et des sentiments.

De là une sorte d'inquiétude chez l'être trop solitaire, un désir non rassasié. Quand on ressent, par exemple, un plaisir artistique, on voudrait ne pas être seul à en jouir. On voudrait faire savoir à autrui qu'on existe, qu'on sent, qu'on souffre, qu'on aime. On voudrait déchirer le voile de l'individualité. — Vanité ? — Non, la vanité est bien loin de notre pensée. C'est plutôt le contraire de l'égoïsme. Les plaisirs très inférieurs, eux, sont parfois égoïstes. Quand il n'y a qu'un gâteau, l'enfant veut être seul à le manger. Mais le véritable artiste ne voudrait pas être seul à voir quelque chose de beau, à découvrir quelque chose de vrai, à éprouver un sentiment généreux[Note_5]. Il y a, dans ces plaisirs, une force d'expansion toujours prête à briser l'enveloppe étroite du moi. En face d'eux on se sent insuffisant soi-même, fait seulement pour les transmettre, comme l'atome vibrant de l'éther transmet de proche en proche le rayon de lumière sidérale qui le traverse, et dont il ne retient rien qu'un frisson d'un instant.

Pourtant, ici encore, il faut éviter une expansion exagérée de la vie, une sorte de débauche affective. Il est des hommes, rares d'ailleurs, qui ont trop vécu pour autrui, qui n'ont pas assez retenu d'eux : les moralistes anglais les blâment avec quelque raison. Un grand homme n'a peut-être pas toujours le droit de risquer sa vie pour sauver celle d'un imbécile. La femme mère qui s'oublie trop elle-même peut condamner d'avance à une vie maladive et souffreteuse l'enfant qu'elle porte dans son sein. Le père de famille, qui se soumet lui et les siens à des privations quotidiennes pour laisser un peu d'aisance aux enfants, aboutira en effet à laisser quelque fortune à des êtres mal venus, sans valeur pour l'espèce.

3° Fécondité de la volonté. — Nous avons besoin de produire, d'imprimer la forme de notre activité sur le monde. L'action est devenue une sorte de nécessité pour la majorité des hommes. La forme la plus constante et la plus régulière de l'action, c'est le travail, avec l'attention qu'il exige. Le sauvage est incapable d'un vrai travail, d'autant plus incapable qu'il est plus dégradé. Les organismes qui, parmi nous, sont les débris encore vivants de l'homme ancien, — les criminels, — ont en général pour trait distinctif l'horreur du travail. Ils ne s'ennuient pas à ne rien faire. On peut dire que l'ennui est, chez l'homme, un signe de supériorité, de fécondité du vouloir. Le peuple qui a connu le spleen est le plus actif des peuples.

Avec le temps le travail deviendra de plus en plus nécessaire pour l'homme. Or, le travail est le phénomène à la fois économique et moral où se concilient le mieux l'égoïsme et l'altruisme. Travailler, c'est produire, et produire, c'est être à la fois utile à soi et aux autres. Le travail ne peut devenir dangereux que par son accumulation sous la forme de capital ; alors il peut prendre un caractère franchement égoïste et, en vertu d'une contradiction intime, aboutir à sa propre suppression par l'oisiveté même qu'il permet. Mais, sous sa forme vive, le travail est toujours bon. C'est aux lois sociales d'empêcher les résultats mauvais de l'accumulation du travail, — excès d'oisiveté pour soi et excès de pouvoir sur autrui, — comme on veille à isoler les piles trop puissantes.

On a besoin de vouloir et de travailler non seulement pour soi, mais encore pour les autres. On a besoin d'aider autrui, de donner son coup d'épaule au coche qui entraîne péniblement l'humanité ; en tout cas on bourdonne autour. L'une des formes inférieures de ce besoin est l'ambition, où il ne faut pas voir seulement un désir d'honneurs et de bruit, mais qui est aussi et avant tout un besoin d'action ou de parole, une abondance de la vie sous sa forme un peu grossière de puissance motrice, d'activité matérielle, de tension nerveuse.

Certains caractères ont surtout la fécondité de la volonté, par exemple Napoléon 1er ; ils bouleversent la surface du monde dans le but d'y imprimer leur effigie : ils veulent substituer leur volonté à celle d'autrui, mais ils ont une sensibilité pauvre, une intelligence incapable de créer au grand sens du mot, une intelligence qui ne vaut pas par elle-même, qui ne pense pas pour penser et dont ils font l'instrument passif de leur ambition. D'autres, au contraire, ont une sensibilité très développée, comme les femmes (qui ont joué un si grand rôle dans l'évolution humaine et dans l'établissement de la morale) ; mais il leur manque trop souvent l'intelligence ou la volonté.

En somme, la vie a deux faces : par l'une elle est nutrition et assimilation, par l'autre production et fécondité. Plus elle acquiert, plus il faut qu'elle dépense : c'est sa loi. La dépense n'est pas physiologiquement un mal, c'est l'un des termes de la vie. C'est l'expiration suivant l'inspiration.

Donc la dépense pour autrui qu'exige la vie sociale n'est pas, tout compte fait, une perte pour l'individu ; c'est un agrandissement souhaitable, et même une nécessité. L'homme veut devenir un être social et moral, il reste toujours tourmenté par cette idée. Les cellules délicates de son cerveau et de son cœur aspirent à vivre et à se développer, de la même façon que ces « homunculi » dont parle quelque part M. Renan : chacun de nous sent en lui une sorte de poussée de la vie morale, comme de la sève physique. Vie, c'est fécondité, et réciproquement la fécondité, c'est la vie à pleins bords, c'est la véritable existence. Il y a une certaine générosité inséparable de l'existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir ; la moralité, le désintéressement, c'est la fleur de la vie humaine.

On a toujours représenté la Charité sous les traits d'une mère qui tend à des enfants son sein gonflé de lait ; c'est qu'en effet la charité ne fait qu'un avec la fécondité débordante : elle est comme une maternité trop large pour s'arrêter à la famille. Le sein de la mère a besoin de bouches avides qui l'épuisent ; le cœur de l'être vraiment humain a aussi besoin de se faire doux et secourable pour tous : il y a chez le bienfaiteur même un appel intérieur vers ceux qui souffrent.

Nous avons constaté, jusque dans la vie de la cellule aveugle, un principe d'expansion qui fait que l'individu ne peut se suffire à lui-même ; la vie la plus riche se trouve être aussi la plus portée à se prodiguer, à se sacrifier dans une certaine mesure, à se partager aux autres. D'où il suit que l'organisme le plus parfait sera aussi le plus sociable, et que l'idéal de la vie individuelle, c'est la vie en commun. Par là se trouve replacée au fond même de l'être la source de tous ces instincts de sympathie et de sociabilité que l'école anglaise nous a trop souvent montrés comme acquis plus ou moins artificiellement dans le cours de l'évolution, et en conséquence comme plus ou moins adventices. Nous sommes bien loin de Bentham et des utilitaires, qui cherchent à éviter partout la peine, qui voient en elle l'irréconciliable ennemie : c'est comme si on ne voulait pas respirer trop fort, de peur de se dépenser. Dans Spencer même, il y a encore trop d'utilitarisme. Trop souvent, en outre, il regarde les choses du dehors, ne voit dans les instincts désintéressés qu'un produit de la société. Il y a, croyons-nous, au sein même de la vie individuelle, une évolution correspondant à l'évolution de la vie sociale et qui la rend possible, qui en est la cause au lieu d'en être le résultat.